Communiquer, c’est ma lumière
2 février 2023Fukushima Satoshi est le premier professeur d’université sourdaveugle au monde
Le film Sakura-iro no kaze ga saku (« Un vent de cerisiers en fleurs ») raconte la véritable vie d’un jeune homme qui a perdu progressivement la vue et l’ouïe jusqu’à l’âge de 18 ans, et de sa mère, qui l’a vu grandir. Cette histoire, c’est celle de Fukushima Satoshi, professeur à l’Université de Tokyo, premier sourdaveugle du monde à être nommé professeur d’université de plein exercice. À l’occasion de la sortie du film sur les écrans, M. Fukushima lui-même a accepté de répondre à quelques questions.
Fukushima Satoshi
Né en 1962 dans la préfecture de Hyôgo. Aveugle d’un œil dès son plus jeune âge, il perd l’ouïe à l’âge de 18 ans et devenu finalement totalement sourd-aveugle. En 1983, il réussit l’admission à l’Université Métropolitaine de Tokyo, devenant ainsi le premier étudiant sourd-aveugle du Japon à accéder à l’enseignement supérieur. Après avoir travaillé comme professeur adjoint à l’université de Kanazawa, il devient professeur au centre de recherche en sciences et technologies avancées de l’Université de Tokyo en 2008, devenant ainsi la première personne sourd-aveugle du monde à devenir professeur d’université de plein exercice. Président de l’Association japonaise des Sourd-aveugles et représentant régional Asie de la Fédération mondiale des sourd-aveugles pendant cinq mandats, jusqu’en octobre 2022. Il reçoit le prix culturel Yoshikawa Eiji en 1996 avec sa mère Reiko, et en 2003, il est sélectionné comme « héros de l’Asie » par le magazine TIME. Il a notamment publié « Vivre sourd-aveugle » (Môrôsha toshite ikiru, 2011) et « Ma vie avec les mots » (Boku no inochi wa kotoba to tomoni aru, 2015).
Une perte des sens progressive
Fukushima Satoshi n’est pas né handicapé. Il a perdu la vue et l’ouïe graduellement, l’œil droit à l’âge de trois ans, l’œil gauche à 9 ans, l’oreille droite à 14 ans et l’oreille gauche à 18 ans. Bien que depuis lors totalement sourdaveugle, il possède encore des souvenirs d’images et de sons de lorsqu’il pouvait voir et entendre. D’autre part, il n’a aucune difficulté à parler.
Sa maladie n’ayant pas de cause héréditaire, les expériences de pertes multiples et injustes furent d’autant plus douloureuses. La dernière s’est produite pendant les années sensibles de l’adolescence. Le film dépeint le drame de ce jeune homme qui surmonte ces épreuves et grandit, avec sa mère qui veille sur lui.
La première moitié du film dépeint l’angoisse de sa mère Reiko, très proche de son fils Satoshi, à qui l’on diagnostique un trouble oculaire dès l’âge de trois ans et qui devient totalement aveugle à neuf ; la seconde moitié du film est centrée autour de Satoshi qui a maintenant grandi. Après avoir accepté son handicap et grandi de manière brillante et active, Satoshi a quitté sa ville natale dans la préfecture de Hyôgo et s’inscrit dans une école pour aveugles à Tokyo, où il habite dans une pension meublée et profite de sa jeunesse. Cependant, au cours de l’hiver de ses 18 ans, il perd définitivement l’audition, sur laquelle reposait son seul espoir de communiquer avec le monde. Le film montre comment Satoshi surmonte ce nouveau choc puis devient le premier sourdaveugle à entrer à l’université au Japon, avec le soutien de sa mère Reiko et de sa famille.
Le sens de la vie à 18 ans
Le scénario a été élaboré sur la base du livre écrit par sa mère Reiko, Satoshi wakaru ka (« Satoshi, tu comprends ? », 2009). Le protagoniste principal se souvient : « Quand il est apparu que le film serait basé sur le livre de ma mère, je me suis dit que dans ce cas, je n’avais pas à vraiment à m’exprimer. Bien sûr, j’avais pleinement collaboré avec ma mère à l’élaboration de son ouvrage, mais il y avait certaines choses de mon enfance que je ne savais pas. C’est parce que le film prend le point de vue de la mère qu’il a pu se faire. »
Le film met en scène une mère qui élève un enfant handicapé, ce qui rend plus facile l’identification des spectateurs. Et le fils, quelle appréciation avait-il de sa mère ? »
Fukushima se rappelle. « Avec deux autres enfants plus âgés à éduquer et l’entretien de la maison, c’était surtout énormément de travail. Cela est bien décrit dans le film. Ce que j’ai de nouveau ressenti pendant le film, c’est que pour ma mère la vue était encore plus importante que l’ouïe. J’avais neuf ans lorsque j’ai perdu la vue. Bien sûr, ce fut un choc, mais le monde du son était encore là pour moi, et comme j’étais encore jeune je me suis adapté assez facilement. »
En effet, pendant la première moitié du film, Satoshi, devenu aveugle, reste un garçon très enjoué. Si c’est entre 14 et 18 ans qu’il a perdu progressivement l’ouïe, le film, lui, axe sa deuxième moitié sur l’hiver et le printemps de ses 18 ans.
« Je suis né le jour de Noël, mais mon ouïe s’est rapidement détériorée à compter de mon anniversaire de l’année 1980. Entre janvier et mars 1981, je l’ai presque entièrement perdue. »
« Au début, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi je perdais la vue et l’ouïe peu à peu, un seul côté à la fois, si c’était pour tout perdre au bout du compte. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi cela m’arrivait à moi, et pourquoi quelque chose d’aussi horrible. Un peu plus tard, dans une lettre à un ami le 14 février, j’ai écrit que si la vie avait un sens, alors ce qui m’arrivait aussi devait avoir un sens. Évidemment, cela n’a pas été aussi facile de mettre de l’ordre dans mon esprit, mais une fois que j’en suis arrivé à cette idée, je me suis senti plus calme. »
Surtout, pas question de mourir !
Ce qui a sauvé Satoshi a été de pouvoir lire des livres en braille, à écrire son journal et des lettres. Et à réfléchir. Penser. Il n’était pas sourdaveugle depuis longtemps quand il a lu La Métamorphose de Kafka qui l’a profondément marqué.
« Quand j’ai lu l’histoire de ce personnage qui se réveille un matin transformé en gros insecte, je me suis dit, je suis comme Gregor Samsa, moi aussi je suis devenu un insecte. Et maintenant, je vis comment ? me suis-je demandé. »
Vers la même période, il a lu la nouvelle Engrenage, d’Akutagawa Ryûnosuke (1892-1927). Écrite quelques mois avant le suicide de son auteur, elle décrit tout du long le narrateur, qui semble être l’auteur lui-même, en proie à des signes de mort dans diverses choses autour de lui.
« C’est une histoire si désespérée qu’elle donne envie de mourir rien qu’à la lire. Sauf que pour moi, elle a eu l’effet inverse. Moi ? Mourir ? Mais il n’en est pas question ! Au contraire, cette nouvelle m’a rendu plus serein que les romans plus superficiellement gais que j’ai pu lire par ailleurs. Quand tu as touché le fond de la mer, tu sais que tu ne couleras pas plus profond. Depuis mon enfance, ma vue, mon ouïe n’arrêtaient pas de se détériorer, mais j’étais maintenant sourdaveugle et, paradoxalement, cela m’a apporté une sorte de soulagement : cette fois, cela ne pouvait plus être pire. Il ne me restait plus qu’à partir de là et à vivre ma vie. »
Le film montre comment Satoshi, jeté dans l’abîme, sourdaveugle, se relève et entre à l’université. Il y a eu des jours d’angoisse, bien sûr, que la pellicule ne peut pas montrer.
« En février 1981, une idée encore très vague m’est venue, que si j’avais une mission à remplir, je devais l’accepter. Et le fait de vivre ce que j’étais en train de vivre, devait avoir un rapport avec cette mission. C’est ce que la psychologie appelle la rationalisation. Je pense que c’est ce que j’ai trouvé pour me convaincre, c’est comme cela que j’ai essayé de calmer mes sentiments. Quelque part, je me suis dit que c’était la seule façon de penser qui me permettrait de m’en sortir, sinon, j’étais perdu. »
Une lumière d’espoir qui brille et s’éteint
C’est peu après que sa mère, Reiko, a eu l’idée du « braille digital ». Il s’agit de tapoter avec trois doigts de la main droite et trois doigts de la main gauche sur les doigts correspondants de la personne sourdaveugle, exactement comme si l’on tapait sur le clavier de la machine à écrire en braille pour communiquer sur papier. Au début, Reiko utilisait cette méthode pour communiquer plus vite avec son fils, sans passer par l’étape papier, justement. C’est ainsi qu’est né le « braille digital », qui est aujourd’hui une méthode de communication reconnue pour les sourdaveugles.
De toutes les épreuves qui se sont succédé pendant les 4 à 6 années de sa croissance, ce furent les 3 mois les plus terribles de sa vie. Il a cessé d’aller à l’école et est retourné dans sa famille à Kobe pour suivre une thérapie restauratrice par des régimes et des exercices. En vain.
« C’était au début de mars 1981. Le 3 mars, je crois, mais je n’en suis pas sûr, car je ne l’ai pas noté dans mon journal. Je ne pensais pas que c’était remarquable, à l’époque. J’étais assez arrogant, du genre : “Ah, tiens, ma mère croit avoir inventé un truc… Mais si je m’y mets, je peux trouver encore mieux…” J’étais comme ça ! »
Fin mars de la même année, Satoshi est retourné à l’internat de l’école pour aveugle, et a commencé un nouveau trimestre en dernière année de lycée, cette fois en tant qu’élève totalement sourdaveugle. La technique du braille digital a été enseignée à toute la classe, afin que tout le monde puisse communiquer avec lui, lui parler et l’encourager.
« “Tiens bon”, “Ne te décourage pas”… Au début, entendre ce genre de phrases, c’est bien, mais ça ne suffit pas. Quelques mots puis ils partaient. Avec pour seule perspective que cela se répète à l’identique et rien d’autre. J’étais comme dans un cachot souterrain, avec de temps en temps un visiteur qui vient me réconforter à travers un hublot. Quelques mots et ils disparaissaient de nouveau. Seulement ça... Je n’avais aucune idée de ce qui se disait autour de moi. La communication ouverte, spatiale, que j’avais avant n’existait plus. Je me sentais de plus en plus seul. »
Une onde de soutien
Quelque temps plus tard, quelque chose s’est produit qui allait avoir des conséquences essentielles. Le braille digital était utilisé depuis environ quatre mois à l’école pour aveugles, quand l’une des élèves de dernière année a eu l’idée de modifier le protocole de conversation : au lieu de parler un à un par braille digital avec un élève sourdaveugle, un élève joue le rôle d’interprète et transmet par braille digital au sourdaveugle ce que les autres disent autour de lui. Fukushima Satoshi a immédiatement senti que la spatialité de la communication, qu’il avait cru perdue pour lui, lui était rendue par ce moyen. Et cela a eu un impact sur la voie qu’il allait emprunter dans l’avenir.
« Je cherchais toujours ma mission. Je n’ai pas considéré mon entrée à l’université comme un accomplissement. Mes deux grands frères étaient passés par là, moi aussi, rien de plus. Néanmoins, une fois à l’université, à un moment je me suis demandé ce que je devais faire. C’est alors que se sont produites une série de rencontres qui m’ont conduit au sentiment qu’agir pour les sourdaveugles serait le travail de ma vie et que je n’y échapperai pas. »
En novembre 1981 est organisée la première réunion préparatoire d’une « Association pour marcher au côté de Fukushima Satoshi », destinée à le soutenir pendant ses études universitaires, prémisses de ce qui, dix ans plus tard, deviendrait l’Association japonaise des sourdaveugles. En 1987, Fukushima Satoshi a obtenu son diplôme de l’Université Métropolitaine de Tokyo et a poursuivi en études doctorales. Il s’est alors impliqué dans le développement d’aides à la communication pour les sourdaveugles, sur la base de celles qu’il a lui-même reçu.
« Il s’agit à vrai dire de créer une infrastructure, car ce n’est que lorsque cette base sera en place que les sourdaveugles pourront participer à la société. Il y a des choses que les gens comme moi ne peuvent pas faire, quel que soit l’effort qu’ils y appliquent. Ils dépendent réellement des personnes qui les assistent. Il s’agit donc de mettre progressivement en place des mesures d’aide sociale au Japon qui constituent un point de départ. Celui-ci a été cette aide à la communication que moi-même avais personnellement reçue. »
Le soutien aux handicapés au Japon
On ne peut pas vivre sans communication. Cela semble évident à dire, mais il faut avoir perdu la lumière et le bruit à 18 ans comme Fukushima Satoshi pour en saisir toute la vérité. Une sensation d’être projeté tout seul sans retour dans l’espace.
« Être coupé de la communication laisse l’âme en état de suffocation, affamée, assoiffée. C’est vraiment la même chose que manquer d’eau, de nourriture et d’air, c’est ce que je pense. Ne pas voir de beaux paysages ou écouter de la jolie musique, c’est ennuyeux, bien sûr. Mais ce n’est pas à ce niveau que se situe la douleur de la rupture de la communication. Vous n’êtes même plus sûr d’exister. Ni le monde. Ce n’est que par l’interaction avec autrui que l’on perçoit sa propre existence, comme une “lumière réfléchie”. »
Fukushima Satoshi est professeur d’université, spécialiste des théories de l’accessibilité et des études sur le handicap. Il a été le responsable pour l’Asie de la Fédération mondiale des sourdaveugles pendant plus de 20 ans et a passé le relais à son successeur cet automne. Il est parfaitement conscient que dans le monde entier, la protection sociale des sourdaveugles est inférieure à celle des autres personnes handicapées. Il y a plus de 10 millions de personnes sourdaveugles dans le monde, et au moins 14 000 au Japon.
« Certaines personnes ont besoin d’aide pour vivre, et si les impératifs physiologiques que sont l’alimentation, la toilette et l’hygiène exigent des mesures de soutien fondamentales, il est tout aussi important de pouvoir communiquer, s’informer et sortir librement. C’est particulièrement difficile pour les personnes sourdaveugles. Ne pas pouvoir faire cela, c’est comme être en prison. Il y a beaucoup de gens qui sont en prison, pour ainsi dire, sans avoir rien fait de mal. Nous voulons leur libération, d’une manière ou d’une autre. Pour y parvenir, il faut que le maximum de mesures publiques soit mises en avant. »
Au Japon, le soutien aux personnes handicapées est globalement inférieur à celui des autres pays développés, pas seulement pour les sourdaveugles. Pour Fukushima Satoshi, l’origine de cette situation est le manque de progrès dans la participation des femmes à la société.
« Les deux questions ont la même racine. Tant que la discrimination à l’égard des femmes ne sera pas éliminée, tant qu’un équilibre réel ne sera pas atteint, je ne pense pas qu’une société où les diverses minorités, y compris les handicapés, puissent se sentir confortablement soit seulement réalisable. Comme vous le savez, le Japon est classé 116e pays au monde pour l’indice d’écart entre les sexes selon le classement établi par le Forum économique mondial. Or les femmes ne sont même pas une minorité puisqu’elles représentent 50 % de l’humanité, et 100 % des êtres humains sont nés d’une femme. Alors que veut dire cette inégalité entre les sexes ? Tant que cette situation perdurera, la discrimination à l’égard des personnes handicapées, qui doivent représenter plus ou moins 10 % de la population, ne disparaîtra pas. Tant que le Japon sera une société centrée sur les “vieux mâles”, les handicapés n’y trouveront pas leur compte. »
Alors même que les « vieux mâles », eux, reçoivent l’aide aux personnes âgées. À la fin du film, un vers du poète Yoshino Hiroshi, que le professeur Fukushima cite souvent est repris :
La vie
possède un manque en elle
ce sont les autres qui lui donnent sa complétude
Comme les paroles du professeur, ce poème nous rappelle qu’aucun être humain n’est une entité totalement isolé des autres.
« Il est important de se projeter vers une société où quiconque puisse réussir, quel que soit son handicap, et cela ne peut que bénéficier à la société elle-même. Elle deviendra plus tenace et plus flexible. En misant sur la coopération de tous plutôt que sur la concurrence, notre compétitivité s’en trouvera accrue. Une société constituée de citoyens avec des positions, des valeurs, des conditions différentes peut apparaître inefficace à première vue, mais c’est au contraire ce qui la rend flexible et capable de s’adapter à divers environnements. »